La Chambre (récit)

1914-1918, la grande déflagration mondiale, l'irréversible traumatisme d'une onde de choc qui allait se répercuter des années durant, et puis tout recommencerait. Pour l'instant, il fallait réapprendre à vivre sur les ruines d'un monde qui n'en finissait pas de mourir. Elle l'avait connu avant la guerre, ils s'étaient fréquentés, mais la mobilisation générale était venue interrompre leur amour. Il quitta le village pour rejoindre sa compagnie, la guerre, les tranchées, la peur, les cris, le sang, la boue, les gaz. Et puis le retour. Le retour à cette vie qui ne serait plus jamais la même. Les poumons atteints, il se savait condamné. Alors la promesse de mariage, la parole donnée, il voulait la lui rendre. Tout ça c'était avant, avant que la guerre vienne se poser entre eux deux. Noëllie lui disait, plutôt mourir que de vivre sans toi. Le mariage eut lieu dans l'église du village, à la maison de son Dieu.

Un enfant naquit, le premier, le seul, un bout de vie après l'hécatombe, comme pour effacer le cauchemar. Malade lui aussi, il allait mourir, vite, très vite. Noëllie devenue comme folle, ne pourrait s'en séparer plusieurs jours durant. Enfermée dans la chambre comme dans sa douleur, elle se tenait là, prostrée, repliée sur elle et l'enfant, comme pour le faire rentrer à nouveau dans son ventre, l'empêcher de naître, le sauver de la mort. Elle se ramassait sur cet instinct sauvage, comme une bête en tension extrême. Cette tension qui devient tellement insupportable, que l'on finit par oublier son propre corps. La peau n'est plus une protection, elle laisse les chairs à vif, s'écorcher seconde après seconde, détresse après détresse. Personne ne pouvait les approcher, la douleur instaurait une barrière entre le monde des vivants et celui de la mort. Progressivement, la chambre installait autour de la mère et de l'enfant, comme un îlot protecteur. Rien de ce qui venait de l'extérieur n'atteignait les deux êtres. Absorbés par les murs, les cris et les larmes furent suivis d'un lourd silence, un silence fait de torpeur et de compassion. Ce n'est qu'au bout de quelques jours, que ses frères purent enfin l'emmener, elle et l'enfant.

Bien des années plus tard, quand Noëllie mourut, on plaça dans son cercueil les chaussons de son petit. Aujourd'hui, quand il m'arrive de me promener sur le cimetière, et que le vent chante entre les tombes, il me semble entendre leurs voix, calmes et apaisées, semblables au souffle léger d'une berceuse.